C'est moi, Europe, tu m'écoutes ?
C’est moi, Europe, tu m’écoutes ?
Du bout de ce quai je t’écris, et je t’appelle et je te supplie. Europe. Debout, je me tiens, sur ce quai et je t’appelle, je t’interpelle, je t’interroge ! J’ai des questions, Europe, des questions qui meurent pour des réponses. Je me tiens sur ce quai, au bord de cette mer, cette mer qui un jour t’avait amenée ici et te voilà arrivée sur ce continent, le continent qui depuis ce jour porte ton nom. C’est moi Europe, je me tiens ici, devant toi, et je te parle, et je te cherche, je te demande.
Était-ce toi, Europe, cette princesse de l’Orient, fille d’Agénor ? Sur la plage de Tyr, un dieu t’avait trompée, ce Dieu voleur de jeunes mortelles, il s’était transformé en un taureau pour s’approcher de toi sur la plage de Tyr. Tu étais en train de cueillir des fleurs avec tes sœurs. Le taureau blanc au regard de velours, au souffle de safran, c’était lui. C’était toi, la curieuse qui s’est penchée sur lui pour orner ses cornes avec tes guirlandes de fleurs. C’était lui qui s’est agenouillé devant toi ; c’était toi qui es montée sur son dos, et c’est lui encore qui a pris le large et qui t’a emportée.
À la nage, il a gagné la Méditerranée. Il t’a emporté ! Plus de plages, Europe, plus de fleurs, plus de sœurs. Il t’a arrachée à ta terre, à ta famille, à ton présent, comme toi, tu arrachais les fleurs pour en faire des guirlandes.
Te souviens-tu de cette rencontre-kidnapping, de cette rencontre-rapt entre toi et ce Dieu guerrier? Te souviens-tu, Europe, de la longue traversée ? Tes mains crispées tentaient de s’accrocher, pour ne pas glisser et disparaître dans les profondeurs de la mer. Combien de jours sur cette mer trop profonde ? Sous le soleil de midi, la peau brûlée, la bouche pâteuse, l’ironie du sort de faillir mourir de soif au milieu d’une immensité d’eau. Combien de nuits ? Sous un firmament éteint, l’obscurité était totale, et ton angoisse aussi profonde que l’eau noire qui t’entourait. Ta solitude. Europe, en proie aux éléments et à la mort.
Te souviens-tu du premier aperçu de la terre ferme ? Un monstre solide couché à l’horizon, une petite tache d’espoir, une ombre de ta survie. Étrangère, tu arrivais sur une île inconnue, sur les bords d’un continent qui t’ignorait. Tes tresses défaites, tu ressemblais à l’ange de l’histoire. Tu étais morte de fatigue, Europe !
Te souviens-tu de l’épuisement de tous tes membres, et que chaque pensée à ta famille perdue pesait en toi comme une pierre massive ? Te souviens-tu de la première goutte d’eau douce ? De ta première nuit en Crète, Europe ? De celles qui suivaient ?
As-tu connu ces heures, où les langues, les anciennes et les nouvelles, se confondaient dans tes rêves, où passé et futur se mélangeaient dans une mélopée somnambule ? Et ces insomnies du petit matin qui remâchaient tes cauchemars nés au milieu de la mer obscure ?
Cette Europe qui a traversé la Méditerranée à la nage, cette Europe qui arrivait sur l’île de Crète, presque noyée, crachant de l’eau salée, Europe Ophélie, rescapée de la dernière minute, Europe sauvée, Europe survivante. Était-ce toi ? Dis-moi, Europe. Était-ce toi, vraiment ? Toi ?
Ne sais-tu plus rien, de ton histoire, de ton exil, ta traversée, ton arrivée en Grèce ? Tu arrivais sur ces rivages, où aujourd’hui encore échouent les survivants de la mer, ils y échouent comme toi. Tant d’autres n’arrivent jamais, Europe, sur les bords du continent qui porte ton nom depuis le jour de ton sauvetage, le jour de ta survie.
Je te cause, Europe, tu m’écoutes ? Pourquoi détournes-tu le regard ? Pourquoi tes yeux me fuient-ils ? Europe, tes silences m’accablent. Tes actes me violentent. En quelle langue te parlerai-je, pour qu’on se comprenne ?
Nous nous baignons avec les morts, Europe.
Combien de vies à jeter à la mer ? La Méditerranée est rouge, Europe, petite fille de Poséidon, dieu des mers et des océans, veux-tu vraiment le prolonger, ton bain de sang ? Europe Médée, mère meurtrière, combien d’enfants veux-tu tuer ? Un enfant, Europe, n’est pas une bouteille. On ne le jette pas à la mer. Un enfant, on le protège, un enfant, on l’élève, un enfant, on le caresse, on le regarde jouer sur la plage. Un enfant, on ne le jette pas à la mer. Ce n’est pas une bouteille. On ne le jette pas à la mer.
Où est ton cœur Europe ? Ton cœur de mortelle ? Où es-tu, Europe, je ne te retrouve plus.
Princesse à la couronne de barbelés, aux yeux de pierres précieuses qui scrutent les côtes aux regards de rayons X. Tes yeux de capteur caméra ! Ton front massif qui retient sa pensée dans une prison d’acier. Tes bottes en béton qui écrasent, tes mains de fer qui se crispent autour de tes trésors volés. Tes fleurs d’antan sentent le gaz lacrymogène, tes guirlandes sont devenues des bracelets électroniques. Tes promesses, Europe, sont des mensonges, tes raisonnements des trahisons.
Tes murs, Europe, intérieurs et extérieurs, tes barrières, les visibles et les invisibles. Tes placements ! Tes déplacements ! Tes bannissements ! Tes procédures, Europe ! Tes ségrégations, séparations, classifications. Tes boîtes de rangement hiérarchiques. Tes boîtes de rangement Ikea à êtres humains. Ton économie de l’utilité ! Ton utilité économique ! Tes solutions pragmatiques. Tes solutions, Europe ! Tes solutions m’angoissent, tes solutions me terrorisent, tes solutions me font froid dans le dos. Ce sont des solutions de la mort. Ce sont des solutions de la fin. Ta bureaucratie Europe, cette lame stérile, ce couteau silencieux que tu portes accroché à ta ceinture, prête à l’usage. Tes numéros et tes chiffres, Europe, tes équations, tes calculs, ta mathématique assassine. Tes camps, Europe ! Ils poussent à tes frontières, ils poussent aussi dans ton cœur. Veux-tu vraiment encore construire tes camps ? Ils poussent à tes extrémités et ils poussent dans ton cœur. La culpabilité suit l’acte coupable, elle le précède aussi. Elle l’accompagne ! Elle le justifie ! Europe Lady Macbeth, avec tes mains si blanches. Princesse moribonde, cannibale.
(…)
Europa la large, où est ton âme, je la cherche, sous ta peau de princesse glacée, je te traverse Europe et de l’autre côté du miroir encore je te regarde. Je rêve d’une nouvelle peau pour ton âme fatiguée.
Et n’as-tu pas d’autres histoires à raconter que celles des déchirements, dépossessions, violences, oublis, silences ? Tes histoires où règnent les dieux tout puissants, cupides, on les a écoutés à l’excès, on les a remâchées, on en a fait des films, des reprises qu’on rediffuse en 3D. Je n’en veux plus, de tes récits boulimiques. Dépasse ta fable unique et va à la recherche de tes histoires autres, tes récits enfouis, tes voix multiples, tes polyphonies. Quels chants as-tu étouffés dans ta gorge ? Quelles danses ton corps a-t-il cessé de répéter ? Quelles fleurs avais-tu tressées avec tes sœurs ? Sur la plage de Tyr !
Tu es un mythe, Europe, et les mythes, ça s’adapte, les mythes, ça se réécrit, les mythes, ça change de forme, ça métamorphose.
Moi Europe, qui te ressemble sans vouloir te ressembler, qui te refuse sans savoir t’abandonner, tes phrases toutes faites m’agacent, tes grands récits ne sont pas les miens, je ne me retrouve ni dans tes chants de guerres ni dans tes danses macabres. Tu as trop longtemps côtoyé les mauvais dieux, Europe mais –
Tu es un mythe, Europe, et les mythes, ça appartient à tout le monde.
Je cherche la part de toi, Europe, qui est la mienne, je demande mon droit à la narration, je revendique ma part de l’histoire, Europe, ma petite part d’histoire, je la réclame, car ton récit, je le transmets, ta narration m’affecte, m’englobe, me paraphrase, m’inclut, alors moi aussi j’ai mon mot à dire. Et ma bouche, Europe, n’est pas une arme de guerre. Jamais tu ne feras de ma langue un missile.
Mon histoire de toi, Europe, elle se glisse à travers tes guirlandes de barbelées et elle dépasse tes frontières. Mon histoire de toi, Europe, est voyageuse, elle aime se balader, mon histoire de toi n’est pas propriétaire! Elle n’est pas geôlière, pas prisonnière, elle n’est pas linéaire, pas monochrome, pas monotone, pas monomorphe, elle n’est pas route barrée, sans issue, sens unique.
Je dépasse ta poésie datée, ton pathos périmé, je trouverai le langage pour tisser une nouvelle peau pour ton âme. Par mon récit, je t’arrache de tes propres griffes de fer, je te déracine de ton sol ensanglanté, je t’expulse de ton nid d’acier. Je t’adapte, Europe, te réinterprète, réinvente, renouvelle. D’autres sonorités dans ta gorge, des polyphonies inouïes, Europe, un printemps langagier !
Europa, ma sœur, ma mère, mon ancêtre, mon futur proche, mon rêve lointain.
Ne sais-tu pas que c’est la terre sous nos pieds qui est en mouvement ? Comment peut-on empêcher la rotation de la Terre ? Comment peut-on interdire à l’univers de s’étendre, aux plaques continentales de se rapprocher ? Ne sais-tu pas, Europe, que nous migrons à travers l’espace, et qu’en traversant l’espace, nous rencontrons le temps, notre compagnon de route sans lendemain ? Nous sommes capables d’affronter la traversée d’un espace vide et infini ! La vie n’est pas belle, Europe, elle dépasse l’entendement ! Europe ; j’ai vu des poissons dessiner dans des sables sous-marins. Dans les profondeurs de la mer, Europe, vivent des poissons-peintres qui font danser leur queue-pinceau, pour dessiner leurs nids d’amour, des mandalas de leur tendresse. Le monde est une composition qui s’écrit en permanence. Le vent sculpte des chefs-d’œuvre dans les nuages, innombrables, et même la pluie sait faire des caresses ! Même la pluie sait faire des caresses…
À tout jamais, nous voyageons à travers l’espace vide et infini sur une Terre où pousse la vie en abondance. Et la vie, Europe, n’est pas un cauchemar !
Georgia Doll