Les mains vides (2016)

Pièce de théâtre pour la jeunesse

RÉSUMÉ

L’histoire d’Ali Moranté, un jeune migrant venant de Scandinavie bien que cela ne se voit pas sur son visage… Rescapé d’une fusillade dans son lycée, il arrive dans une ville portuaire au Sud de la France, une sorte de bout du monde. La voyante Mizzi Mizeria lui prédit une série de malheurs et l’engage à partir. Mais il reste. Au Pôle Chômage, il rencontre alors Fanny, une jeune fille qui l’accueille dans sa banlieue et qui finit par se prostituer pour survivre.

La misère et le rêve les unissent, plus qu’ils ne le savent eux-mêmes. Le monde est-il encore à refaire lorsqu’on est adolescent ?

EXTRAIT

Norwegian Wood

(Une petite chambre quasi sans meubles. Un petit matelas par terre. Des piles de livres autour d’eux. Au milieu de la chambre, un vieux four à bois. Fanny est en train d’animer le feu. Ali Moranté est assis par terre.)

Ali Moranté

Tu n’as pas de meubles ?

Fanny

L’hiver est trop long cette année. J’ai fini par les brûler.

Ali Moranté

Est-ce que tu vas rester longtemps ici  ?

Fanny

Je peux rester le temps qu’il me faut pour prendre ma vie en main. C’est ce qu’on m’a dit. Ici, il ne fait pas chaud, mais j’ai une clé pour fermer la porte, les autres locataires aussi préfèrent fermer leurs portes à clé, il paraît qu’ils sont tous, comme moi, en train de prendre leur vie en main.

Ali Moranté

Chez moi, en hiver, quand les fjords sont gelés, on coupe des trous dans la glace par où on fait passer la canne à pêche. Une fois, je suis resté une journée entière, sans bouger. Le soir, j’avais une boule de glace dans chaque joue, comme deux balles de revolver.

(Fanny prend un livre et le jette dans le feu)

Ali Moranté

Il est interdit de brûler des livres.

Fanny

Il est interdit de brûler de l’argent. Ce sont mes livres, je les brûle quand je veux. On me les a donnés à la bibliothèque, le jour de la fermeture. Personne n’en voulait, mais moi, je les ai pris. D’ailleurs, je les lis avant de les brûler.

(Elle jette un autre livre dans le feu.)

Celui-ci était drôle et triste à la fois.

Ali Moranté

Les gens de cette ville parlent trop d’argent. Bientôt, les émeutes vont commencer.

Fanny

Tu ne le sais pas ? Ils sont en train de faire des villes interdites aux pauvres. Bientôt, il y aura des pays entiers réservés aux riches. Nous, les autres, on nous dégagera sur de grandes plates-formes en pleine mer. J’ai vu les plans de construction à la bibliothèque quand je suis allée chercher les livres à brûler. Il y avait une maquette. Sur ces plates-formes, il y a des supermarchés, des centres commerciaux, et des agences de vente en ligne où l’on nous fera travailler. Il n’y a pas d’espaces verts et l’eau les entoure de partout.

Ali Moranté

On pourra faire la pêche en haute mer tous les jours.

Fanny

Les plates-formes sont trop hautes, impossible de descendre la canne à pêche jusque dans l’eau.

Ali Moranté

Alors je n’irai pas.

Fanny

Peut-être qu’on y est déjà… Cette ville est peut-être une grande plate-forme qui flotte au milieu de la mer. C’est pour cela que personne ne parvient à partir et que tous ceux qui arrivent sont trempés par la mer.

Ali Moranté

Une fois, j’ai accompagné un pêcheur sur la mer du Nord. Il n’y avait pas beaucoup de place dans le ventre du bateau. La nuit, je dormais accroupi sur les planches. L’obscurité était si totale que je n’aurais pas pu trouver ma propre main. Mais la mer me chantait une berceuse, avec le mouvement des vagues, les grandes et les petites qui partaient pour revenir.

Fanny

Tu vas repartir bientôt ?

Ali Moranté

Je ne sais pas.

(Fanny prend un livre.)

Fanny

Celui-ci, je n’ai pas eu le temps de le finir.

(Elle le jette dans le feu)

Et puis, je m’en fous ! Au moins pour une fois, nous aurons chaud pendant toute la nuit.

(Elle prend plusieurs livres et les jette dans le four)

Peut-être que demain, le printemps arrive.

(Elle continue à jeter des livres dans le feu.)

Ça brûle ! Regard que ça brûle bien !

Ali Moranté

Je me sens bizarre.

Fanny

C’est la fumée des livres, elle défonce.

(Pointe sur une ombre.)

Tu vois, celle-là ? On dirait un goéland qui prend son envol.

Ali Moranté

Fanny… je ne sais pas qui je suis.

Fanny

Je suis un goéland. Je vole plus haut que tous les autres oiseaux. Alors, aucune merde ne pourra me tomber dessus.

(Changement d’ambiance : Ali Moranté parle au public.)

Ali Moranté

Et lorsque les ombres du feu se répandent sur les murs, je me sens de plus en plus bizarre. Soudainement, je vois Fanny prendre de la hauteur, traverser la chambre enfumée et pendant que je la regarde partir par la fenêtre, la fenêtre qui s’est ouverte comme par magie, c’est encore sa phrase qui résonne en moi :

Fanny (de loin)

Aucune merde ne pourra nous tomber dessus.

Ali Moranté

Je sens une sorte de gonflement intérieure, ma peau se dilate et en moi tout devient léger, je n’ai plus de mains, je n’ai plus de pieds, ma poitrine s’élargit et je suis le ballon rouge. Alors, je m’envole aussi à travers la fenêtre ouverte. Étrangement, dehors, le jour est déjà de retour. Le soleil est partout, on est comme sur un tapis volant en or liquide. Le ciel est ouvert dans tous les sens. Je la suis.

(Séquence de rêve : Fanny et Ali Moranté volent côte à côte.)

Fanny

C’est la première fois que tu voles de cette façon ?

Ali Moranté

Oui.

Fanny

Moi aussi. Avant, je ne volais que dans les supermarchés.

(Un temps.)

Où est-ce qu’on va ? Je n’ai encore voyagé nulle part.

Ali Moranté

On fait un tour à Madagascar, c’est une île, il doit y avoir beaucoup de poissons.

Fanny

Les gens sont trop pauvres à Madagascar.

Ali Moranté

Les pauvres sont pauvres partout.

Fanny

Allons chez toi.

Ali Moranté

Il fait très froid. En ce moment, même les cascades sont gelées.

Fanny

Allons à Madagascar, d’abord, pour se réchauffer. Après, on ira chez toi et on fera la pêche sur les lacs gelés.

Ali Moranté (au public)

En bas, le soleil fait des reflets dorés sur la surface de la mer.

(à Fanny)

Regard, le jet d’eau. C‘est une baleine !

Fanny

Il n’y a pas de baleines dans la Méditerranée.

Ali Moranté

On a dépassé le détroit de Gibraltar, la petitesse de l’Europe.

Fanny

Je ne t’entends plus, le soleil fait trop de bruit !

Ali Moranté

C’est l’océan…

(Noir.)